Colin Firth, révélé en Mr Darcy dans la mini-série Orgueil et Préjugés de 1995, est de nouveau à l’affiche d’une comédie romantique : Magic in the moonlight. Réalisé par Woody Allen et reprenant, parfois jusqu’à la satire, les codes des comédies romantiques classiques, Magic in the Moonlight nous permet de mettre le doigt sur une figure récurrente de l’aliénation féminine dans les productions culturelles.
Avez-vous déjà remarqué (sans doute que oui) que dans une part non négligeables des fictions romantiques (films, séries, romans, BD, mangas…), l’héroïne doit choisir entre deux personnages masculins ?
(C’est ce qu’on appelle un triangle amoureux, même si pour moi le terme n’est pas très pertinent puisque les deux hommes ne sont pas attirés entre eux, mais je suppose que « V amoureux » ou « Flèche amoureuse » ça fonctionnerait moins bien)
On pourrait déjà remarquer que c’est un choix complètement hétéronormé : hors de question de choisir une femme ! Mais c’est aussi ce qui s’appelle un choix contraint : il n’y a pas d’option « ni l’un ni l’autre » ni de possibilité d’en choisir un troisième. La vie de couple (hétéro) est en effet, c’est bien connu, indispensable à l’épanouissement féminin, et c’est donc notre objectif prioritaire dans la vie.
Enfin, d’un point de vue purement narratif, n’y a-t-il pas une certaine paresse à limiter ainsi le nombre de personnages et d’options, ce qui est bien loin de ce qui arrive dans la « vraie vie », mais permet de maintenir une tension artificielle sur le choix final de l’héroïne ?
Un dilemme qui n’en est pas un !
Artificielle, cette tension ? Assurément, car nous savons toutes comment cela va finir ! Si un personnage féminin fait face à un dilemme amoureux entre deux hommes, c’est quasiment systématiquement entre deux types : le personnage gentil, propre sur lui, bienveillant, et souvent blond, et le personnage sombre, distant, désagréable (sans doute a-t-il un lourd secret), parfois violent, souvent abusif, bref inaccessible, et, oui, souvent brun.
Et lequel choisit l’héroïne ?
[ là, chères lectrices, j’hésitais à introduire un sondage parce que j’avais la flemme de faire des recherches sur l’intégralité des comédies romantiques pour en sortir des statistiques, mais on m’a dit que ça ne se faisait pas, donc : ]
L’héroïne choisit quasiment toujours l’individu désagréable et distant. Dans tous les romans de Jane Austen et de leurs adaptations, c’est le cas. D’ailleurs on se rend souvent compte au final que celui qui avait l’air gentil au début ne l’était pas tant que ça, donc autant aller directement avec le type malaimable (mais ça en dit long aussi sur la perception du genre masculin vu l’alternative). Dans Grease c’est la même, ainsi que dans une ribambelle de films que j’aurais honte d’admettre avoir vu (genre Nord et Sud) donc je fais confiance à votre culture générale. Dans des centaines de séries télés, comme Veronica Mars, Gossip Girl et Newport beach. Et de nouveau dans Magic in the Moonlight.
Si tu ne m’aimes pas, je t’aime (et si je t’aime…)
Bon. Déjà une fois arrivées là on pourrait se demander POURQUOI les femmes sont censées se sentir attirées par les mecs sombres, abusifs, relous en somme. A cela plusieurs explications possibles. La plus basique c’est que si le bien brave garçon (blond) est déjà à tes pieds, tu peux avoir envie d’être plus dans la conquête, et de mettre le grappin sur le type qui te snobe. Ok, c’est une motivation très humaine (et qu’on met en général en avant quand la situation est inversée, c’est-à-dire dans les triangles amoureux avec un homme et deux femmes dont une indifférente). Mais justement on ne parle pas forcément d’un homme indifférent, mais souvent d’un homme vraiment désagréable, cassant, méprisant, insultant…bref tout pour plaire. Et là, c’est comme s’il y avait l’idée qu’il faut tellement absolument plaire à tout le monde quand on est une femme qu’il faut absolument aussi séduire ce type ! Pourquoi ne pas juste lui dire ses quatre vérités et l’envoyer promener ?
Il y a tout un mythe autour de la « conversion » du bad boy en bon mari et père de famille, de la capacité d’une « femme bien » à lui redonner des valeurs morales. C’est ce qu’on pourrait appeler le syndrome Florence Nightingale, de l’infirmière, de la sauveuse. Et c’est évidemment valorisé comme une vertu féminine, de prendre soin et de consoler, de remettre dans le bon sens des hommes brisés, avec de lourds secrets etc. Tout ce principe du care se fait évidemment au détriment de l’épanouissement personnel de la femme, qui se sacrifie et n’a aucun rêve ou objectif propres.
Certains films ne s’embarrassent même pas du triangle amoureux et proposent directement des romances entre une femme et un homme réellement désagréable comme dans Un jour ou Le temps d’un automne.
Parce que…la violence…bah…c’est la passion non ?
Il y a toujours aujourd’hui cette idée commune, effrayante et lourde de conséquences, qu’un homme qui maltraite une femme, c’est dû à la force de son amour. Un type violent, psychologiquement ou physiquement, et même sexuellement, c’est censé être un individu passionné, transporté par ses sentiments et qui « ne se contrôle plus ». Et bien sûr, en tant que femmes (forcément hétéro) on est censées rêver d’un mec qui serait tellement amoureux qu’il ne se contrôlerait plus et donc logiquement nous maltraiterait. CQFD.
Sauf que non. L’amour ce n’est pas vouloir faire du mal à quelqu’un. Il n’y a pas de crimes passionnels, il n’y a que des crimes. Et blesser des gens, psychologiquement ou physiquement, ce n’est jamais un signe d’affection.
La grande question est : est-ce que l’industrie des productions culturelles est consciente du message qu’elle envoie, de Autant en emporte le vent à Twilight en passant par Les Hauts de Hurlevent ?
Une circonstance aggravante : la différence d’âge
Dans Magic in the Moonlight, comme dans d’autres références romantiques, un autre critère entre en compte dans la comparaison entre les deux hommes : la différence d’âge. Et même si ce critère n’est pas toujours présent, loin de là, quand il l’est il fonctionne toujours à l’avantage du plus vieux. C’est-à-dire que si l’héroïne doit choisir entre un homme de son âge et un homme nettement plus âgé, elle choisit toujours le second (encore un exemple ? Eh bien Dear John). Il y a tout un discours symbolique autour de ce choix, un signe de maturité de l’héroïne, une plus grande sécurité avec un mec plus vieux, une plus grande confiance dans la pérennité de ses sentiments…
La romance entre jeune femme et homme plus âgé n’a rien de nouveau, en particulier dans les romances du XIXe siècle anglais qui structurent encore aujourd’hui nos schémas narratifs romantiques (De Jane Eyre à Emma en passant par La veuve Barnaby, Le Professeur, sans compter dans la littérature nord-américaine du début du XXe siècle, Papa-Longues-Jambes, où la dimension incestueuse est quasiment assumée..). Il faut remarquer que la plupart de ces romans sont écrits par des femmes, à destination des femmes : dans la société hétéropatriarcale particulièrement répressive de l’époque, l’émancipation féminine n’est pour certaines rêvées que comme le fantasme d’un choix et d’un mariage d’amour – ces schémas narratifs sont donc des conséquences mais aussi des reproductions de l’aliénation féminine.
Une importante différence d’âge n’est donc pas un choix esthétique. A l’époque, elle allait avec l’idée de la sécurisation financière. Aujourd’hui, elle permet toujours de renforcer l’inégalité entre les protagonistes et de placer le personnage féminin dans une posture encore un peu plus de dépendance et d’infantilisation, et de manque d’expérience par rapport au personnage masculin.
Alors que Colin Firth, à 54 ans, se retrouve le partenaire romantique d’Emma Stone, qui en a 26 (donc 28 de moins…), où est le problème ? Le réalisateur du film est marié à une femme de 35 ans sa cadette (la fille adoptive de son ex…), donc on se doute bien que ça ne doit pas le déranger. Mais si la critique américaine a relevé et critiqué l’écart d’âge (Vanity Fair et Hollywood.com), personne, dans la presse cinématographique française, ne semble avoir remarqué l’aspect réactionnaire de cette structure amoureuse.
Alors que bien évidemment, les rares films où la situation est inversée sont largement commentés, et présentés comme des films d’initiation, où, fatalement, le jeune homme finira par quitter la femme plus âgée (ou en sera « délivré » par la mort, même dans l’excellent Harold et Maude) et la différence d’âge y est toujours soulignée.
Il serait peut-être temps d’arriver à généraliser les comédies romantiques qui représentent des relations saines et égalitaires entre les femmes et les hommes (et même pourquoi pas, avec des relations amoureuses non-hétéros qui ne soient pas immédiatement et uniquement caractérisées comme telles ? On peut rêver…).
Ourse printanière avec l’aimable assistance de Petite Ourse Bleue